La réunion de deux visions du monde
Dans le passé, l’Europe et la Chine ont eu deux visions radicalement différentes du cosmos. Alors que la première a longtemps pensé le ciel fixe et immuable ne révélant qu’une perfection muette, la deuxième a au contraire traqué sans relâche les moindres changements célestes, parfois des phénomènes presque imperceptibles, trahis seulement par d’infimes manifestations. Ciel immuable ou ciel transitoire sont donc restés longtemps deux visions opposées. Aujourd’hui le ciel transitoire est devenu une source d’information irremplaçable pour les astrophysiciens et la Chine et l’Europe s’associent pour percer les secrets de ce monde en constant bouleversement où certains cataclysmes peuvent se dérouler en quelques fractions de secondes seulement.
La mission spatiale SVOM (pour Space-based multi-band astronomical Variable Objects Monitor ou Moniteur spatial multi-longueurs d’onde d’objets astronomiques variables), qui doit être lancée en 2021, sera la deuxième mission scientifique sino-française à partir de l’espace après le lancement de CFOSAT (China-France Oceanography SATellite) le 29 octobre 2018. Elle a pour but de détecter la fin de vie brutale des toutes premières étoiles, situées aux confins de l’Univers et contribuer également à localiser des phénomènes cosmiques surpuissants générés par la fusion d’astres compacts. Un tribut incontestable rendu ainsi à la longue tradition chinoise.
Ciel immuable et ciel transitoire
L’Europe, et plus largement le bassin méditerranéen, a majoritairement reçu sa tradition astronomique du monde antique des Grecs. A partir d’une observation souvent très limitée et superficielle des cieux, les penseurs grecs anciens avaient imaginé un monde cosmique séparé en deux domaines distincts. D’une part, le monde sub-lunaire proche de la Terre où étaient cantonnés tous les phénomènes cosmiques changeants (météores, comètes,..) et d’autre part le monde supra-lunaire où orbitaient en cercles parfaits les astres errants que sont les planètes. Ce monde était lui-même entièrement contenu dans une dernière sphère céleste, la sphère des fixes, immuable et éternelle qui portait les étoiles. Dans cette vision hautement idéalisée, il était donc impossible de penser découvrir quelque changement que ce soit dans cette dernière sphère étoilée, qui, selon l’expérience commune, semblait effectivement largement imperturbable.
Après l’effondrement de la culture grecque classique au début de l’ère moderne, cette même vision idéalisé a été reprise par les deux religions monothéistes, le christianisme et l’islam, qui allaient tour à tour se développer. Cette fois-ci, le caractère parfait et immuable des cieux n’était plus une simple vision esthétique issue de penseurs-philosophes mais devenait une prescription religieuse stricte qui entendait décrire ainsi la perfection du grand Créateur. Relever des éléments qui pouvaient mettre en question cette perfection cosmique devenait alors une opposition frontale aux puissance religieuses qui dominaient également le monde politique de l’époque. Ce dogme religieux a ainsi agit pendant près de 1500 ans comme une chape de plomb sur la science astronomique en Europe.
Par contraste d’autres partie du monde n’ont pas subi cette censure religieuse et dans le cas de la Chine ce fut au contraire le pouvoir politique lui-même qui favorisa depuis la nuit des temps, l’examen profond du ciel changeant, scrutant de façon permanente la voute céleste à la recherche de phénomènes transitoires
De façon prémonitoire, la Chine est la civilisation qui a accordé le plus d’importance aux changements des cieux. A l’origine de cette quête, le souci permanent de conserver l’harmonie entre le Terre et le Ciel. Les deux mondes terrestre et céleste étaient vus comme deux mondes complémentaires en constante interaction et toute rupture d’équilibre dans le ciel annonçait une rupture similaire sur Terre qu’il convenait d’identifier. Dans cette vision du Ciel comme miroir de la Terre, le rôle principal était dévolu au souverain lui-même, dénommé « fils du Ciel » (Tianzi), car sa responsabilité essentielle était de garantir cette harmonie Terre-Ciel. L’empereur chinois ne recevait pas son mandat et sa légitimité d’une simple lignée familiale ou même d’une conquête mais il devait avant tout justifier d’un « mandat céleste » (Tianming) qui lui était accordé s’il parvenait à prévoir et anticiper les phénomènes astronomiques. En ce sens, la Chine est le seul pays au Monde à avoir ériger l’astronomie au rang de science d’état.
Sur ordre de l’empereur et du pouvoir central, tout ce qui était en mesure de troubler l’harmonie des cieux était traqué, découvert et interprété. Des corps entiers d’astronomes et d’astrologues étaient mobilisés nuit après nuit dans des observatoires astronomiques impériaux regroupant des centaines de personnes (observateurs, gardiens du temps et des clepsydres, spécialistes du calendrier, mathématiciens,..) qui n’avaient rien à envier à nos grands instituts scientifiques modernes.
Dès le début des Hans, au deuxième siècle avant l’ère commune, le cahier des charges était clairement établi et il nous est rapporté par le grand historien-astronome de la Chine antique, Sima Qian, dans son ouvrage encyclopédique « les Mémoires historiques » : « Si dans tout le cycle du commencement à la fin et de l’antiquité aux temps modernes on a observé profondément les changements qui se produisent à époques fixes et si on en a examiné les détails et l’ensemble, alors la science des Gouverneurs du Ciel est complète. » Shiji, Mémoires historiques de l’historien astronome Sima Qian (l’an 109 à 91 BCE).
Cette organisation sans faille, qui a couvert plus de quarante siècles de civilisation chinoise, a fourni au monde des découvertes astronomiques fondamentales souvent encore largement minorées.
L’existence de taches à la surface du Soleil a été ainsi clairement établie dès la dynastie des Hans (206 BCE à 220 CE) alors que leur découverte en Europe est attribuée à Galilée (1613 CE). De façon plus spectaculaire encore, la première mention d’une explosion d’étoile, se traduisant par l’apparition transitoire d’une nouvelle étoile (novae ou supernovae), semble attestée en Chine dès le quinzième siècle avant l’ère commune et des catalogues et compte-rendus précis de ces évènements spectaculaires sont disponibles dès la période des Han. En Europe, la première description de tels phénomènes ne sera donnée que par l’astronome danois Tycho Brahé en 1573.
Aujourd’hui, les astronomes modernes savent que tout ce qui est changeant dans le ciel révèle les phénomènes cosmiques les plus extraordinaires. Ainsi l’apparition d’une supernovae, nouvelle étoile transitoire, trahit un évènement capital pour l’histoire de l’univers : l’explosion d’une étoile massive qui va disséminer dans l’espace l’ensemble des éléments cosmiques complexes (carbone, azote, oxygène, …) fabriqués dans le cœur de l’étoile qui peuvent contribuer plus tard à l’émergence de la vie sur une planète.
Dans d’autres domaines de la lumière comme les rayons gamma, l’apparition de bouffées très brèves de rayonnement gamma marque également la fin de vie de très grosses étoiles, détectables ainsi, grâce à ce signal, jusqu’au plus lointain de l’Univers. Enfin, au delà de la lumière même, la structure même de l’espace-temps peut être modifiée transitoirement lors de la fusion monstrueuse de trous noirs ou d’étoiles compactes et nous parvenir sous forme d’ondes de la gravitation, nouveaux messagers désormais détectables sur Terre grâce à des détecteurs à base de lasers. Bref, nous apprenons beaucoup plus aujourd’hui du ciel transitoire que du ciel permanent
Tous ces phénomènes transitoires constituent les objectifs principaux de la mission franco-chinoise SVOM. Leur détection, leur localisation et leur description précise vont être enregistrées pour mieux interpréter le Ciel tout comme le faisait déjà il y a plus de 2000 ans les astronomes de la dynastie Han. Ainsi se renoue à des siècles de distance la même préoccupation de mieux lire les changements du Ciel, une quête partagée aujourd’hui par la Chine et la France grâce à SVOM.
Références
Jean-Marc Bonnet-Bidaud, « 4000 ans d’astronomie chinoise », Ed. Belin, 2017.
Joseph Needham and Wang Ling. « Science and Civilisation in China, vol. 3, Mathematics and the Sciences of the Heavens and the Earth », Cambridge University Press, 1959.
Xiaochun Sun and Jacob Kistemaker, « The Chinese Sky during the Han – Constellating Stars & Society », Ed. Brill, 1997.
Zezong Xi, Shuren Bo, « Ancient Oriental Records of Novae and Supernovæ », Science, vol. 154, p. 597, 1965.